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On avait trouvé un autre cadavre de femme écorché et décapité mais, cette fois, le corps était grossièrement enterré en un jardin proche de la Porte Saint-Martin et c’est en s’étonnant de la présence de ce tertre qu’un vieillard, y creusant par curiosité, fit cette macabre découverte.

Jérôme de Galand s’en inquiétait, obsédé par la peur de ne point comprendre la logique – fût-elle folle – qui menait les actes de l’Écorcheur. Car ainsi était le policier, imaginant qu’à bien connaître un assassin, on multiplie les chances de le capturer tôt ou tard.

Qu’arrivait-il en l’esprit de l’Écorcheur ?

Jusqu’à voici peu, son plaisir semblait se prendre en l’acte même d’écorcher vive une jeune femme et se doubler en exposant le corps à la vue de tous.

Ne prendrait-il que la moitié de son contentement, en enterrant ainsi ses victimes ? Et, si tel était le cas, n’existait-il point d’autres pauvres corps mutilés, enfouis ici ou là et qu’on ne retrouverait point, ou si tardivement, que le squelette sans crâne n’indiquerait rien de précis ?

Jérôme de Galand réfléchit longuement au problème. Certes, il ne pouvait qu’avancer des hypothèses mais l’une, au moins, le séduisit davantage que les autres. Si, comme il l’imaginait et semblait le prouver l’existence du carrosse et de ses gens, l’Écorcheur était un puissant seigneur, qui plus est un des chefs ou grands meneurs de la Fronde à Paris, le cours des événements devait l’inquiéter, et requérir une grande partie de son temps.

La Fronde avait certes retrouvé son armée, au reste de qualité, mais ne recevait aucun renfort quand celle de monsieur de Turenne se fortifiait chaque jour davantage. La défaite d’Étampes, puis le siège, l’occupation de Saint-Denis aussitôt reprise par l’armée royale, le départ du duc de Lorraine et de ses huit mille excellents soldats qui auraient renversé le rapport des forces, tout cela devait inquiéter les généraux de la Fronde, et laisser peu de temps aux loisirs.

Dans tous les cas, concernant le corps écorché et décapité, il portait la marque habituelle car, cette fois encore, on releva sur les chairs meurtries traces nombreuses de soufre.

Ce qui ramenait à la piste favorite de Jérôme de Galand : l’insaisissable baronne Éléonor de Montjouvent.

Il fallait hâter les choses et, bien qu’il n’eût point à se plaindre du zèle et de la loyauté du simoniaque, lui imposer forte obligation à servir mieux encore la police criminelle.

Aussi, dans cet esprit, Jérôme de Galand fit-il arrêter et conduire en prison les deux prostituées qui travaillaient à la fortune de son informateur.

La réaction ne tarda point car, quelques heures plus tard, le simoniaque demanda audience au Châtelet afin de rencontrer le chef de la police criminelle.

Jérôme de Galand, tout de noir vêtu comme à son habitude, observa avec curiosité le simoniaque dont les yeux contenaient des fulgurances assassines.

Puis, d’un geste évasif, le policier invita son interlocuteur à parler, ce que l’autre fit aussitôt :

— Monsieur le baron, c’est grande injustice que vous m’infligez là !

— Si vous confondez justice et police, nous perdons tous deux notre temps.

Le simoniaque comprit que le policier n’avait point tort, aussi changea-t-il de ton et trouva-t-il nouvel angle d’attaque :

— Ne vous ai-je point servi du mieux qu’il fut possible ?

— Vous m’avez certes bien servi, mais point du mieux qu’il fut possible puisque Éléonor de Montjouvent nous échappe toujours.

— C’est là femme très intelligente, monsieur le baron.

— Je l’ai remarqué. À mes dépens.

Le simoniaque, un peu désemparé, essaya autre chose encore :

— C’est que, voyez-vous, elle vient de la noblesse et domine par l’esprit et le savoir les gens de ma sorte et ceux qui s’adonnent aux orgies sous couvert du culte de Satan.

Jérôme de Galand observa longuement son interlocuteur, qui ressentit un certain malaise, puis :

— Vous avez une chance de récupérer vos putains que je puis faire libérer à tout instant, et bénéficier des avantages que je vous ai promis mais pour cela, vous devez exécuter mes ordres avec promptitude.

— Mais j’y suis tout disposé !

Le baron se leva, alla jusqu’à la fenêtre, mains derrière le dos et observa la Seine en se soulevant à plusieurs reprises sur ses pointes de pieds, faisant chaque fois retomber ses talons avec un bruit sec.

Il se retourna brusquement vers le simoniaque.

— J’ai une idée, puisque vous n’en avez point !

Il se tut, réfléchit, sourit vaguement et reprit :

— J’arrive de province. Mon âge est rassurant, ma fortune plus encore et le vice m’attire. J’offre deux cents livres à toute personne pouvant m’organiser soirée où sera rendu culte à Satan en présence de femmes belles et perverses qui ne fussent point putains mais bourgeoises venant avec leurs maris. La fête se déroulera en mon hôtel particulier, dont vous donnerez l’emplacement afin que celui, ou plutôt celle, qui organisera toute l’affaire se rende compte de ma richesse et que je ne suis point mauvais payeur… Comprenez-vous ma pensée ?

Le simoniaque ne put s’empêcher d’admirer l’intelligence du petit homme en noir :

— Elle viendra. Elle a besoin d’or, de beaucoup d’or, tel quelqu’un qui s’apprête à fuir.

— Cela est fort possible.

Jérôme de Galand réfléchit un instant, puis leva un regard surpris sur le simoniaque.

— Eh bien, vous êtes encore là ?

— Je cours à nos affaires, monsieur le baron ! répondit le simoniaque en se retirant à la hâte.

Le duc de Beaufort accourut rapidement en apprenant que Bertrand, son plus brillant espion, venait d’arriver en la capitale mais qu’il se trouvait à l’agonie.

Bertrand avait été posé à l’écurie, sur de la paille fraîche et un médecin lui ôtant son haut-de-chausses venait de découvrir une jambe noire où s’agitaient déjà quelques vers.

Beaufort chassa le médecin d’un geste et, dominant sa répulsion, demanda :

— Alors ?

— C’est projet impossible, monsieur le duc !

Beaufort jura entre ses dents.

Le comte de Nissac, décidément, échapperait-il donc toujours à sa vengeance ? Mais si Bertrand affirmait qu’il n’était rien qu’il fût possible d’entreprendre…

Quinze jours plus tôt, le duc de Beaufort avait envoyé son espion favori en la région de Saint-Vaast-La-Hougue afin de se rendre compte de ce qu’il en était du château des seigneurs de Nissac et par exemple s’il pouvait être détruit ou incendié.

Oubliant l’état du mourant, le duc ordonna avec rudesse :

— Parle donc !

— Le château est fort vieux mais solide comme on les bâtissait en les temps jadis. Il est tout de pierres, et ne brûlera jamais. Quant à l’attaquer au pic, autant vouloir détruire le donjon du château de Coucy. Il y faudrait des années.

Le duc de Beaufort que ces nouvelles irritaient toujours davantage questionna sèchement :

— Cela ne va point !… S’il est si vieux, il a dû être pris en les guerres du passé et souffrir à tel ou tel endroit. Que sais-je ?… Un mur moins solide ?… Une maçonnerie reconstruite à la hâte ?…

Bertrand soupira. Il savait sa mort prochaine, avait toujours servi son maître avec grande fidélité et découvrait avec une tristesse infinie l’indifférence du duc. À peine aurait-il fermé les yeux, le grand seigneur l’oublierait. C’était là chose fort injuste qui n’était point bon paiement pour toute une vie de dévouement et de loyauté. Pourtant, entre ce qu’il savait des secrets du duc, et ce qu’il en devinait, il aurait pu…

Bertrand chassa cette pensée et, voyant l’impatience où se trouvait le duc de Beaufort, répondit enfin à la question :

— Le château n’a jamais été pris. Les comtes de Nissac ont toujours résisté aux invasions étrangères et ont toujours servi la couronne, le roi ne les a donc point attaqués. Un navire anglais, voici plus d’un siècle, envoya bien quelques boulets mais ils n’atteignirent pas même la grève.

— Même les Anglais ! répéta Beaufort avec amertume.

Le blessé hocha la tête.

— C’est ainsi, monseigneur.

— Mais comment est-ce possible ?

— Le château, situé entre Saint-Vaast-La-Hougue et Barfleur, a toujours fait peur aux Anglais. Quand Edouard III d’Angleterre, jaloux de la prospérité de Barfleur, envoya son fils le Prince Noir détruire la ville, le château fut épargné.

— Mais pourquoi ? s’étonna Beaufort.

— Le Prince Noir, en ce jour du 14 juillet 1346, détruisit et incendia Barfleur, puis il se présenta devant le château des Nissac. À une distance qu’on jugea toujours impossible, une flèche partit du château et se planta en le ventail relevé du heaume du Prince Noir. Alors, sur les créneaux, un homme se mit debout, jeta son arc, sortit l’épée et défia le Prince Noir et cet homme était un Nissac. Le Prince Noir, pris de frayeur, préféra tourner bride devant toute son armée, sans prendre le temps d’ôter la flèche du heaume… Et, plus étonnant encore, monseigneur : lorsque la Peste Noire s’abattit sur le Cotentin, entre les années 1346 et 1353, les Nissac furent épargnés, et tous ceux qui avaient trouvé refuge en cet étrange château.

Rageusement, le duc de Beaufort dut admettre que ce n’était point ainsi qu’il pourrait se venger de cet homme qu’il détestait chaque jour davantage.

Il observa la jambe pourrie de Bertrand et demanda :

— Eh bien, que t’est-il arrivé ?

— Ah, monseigneur ! À force de rôder autour du château, une nuit, je vis deux yeux couleur de feu et fus attaqué par ce maudit chien qu’en le pays on appelle « Mousquet » et qui serait celui du comte. Le mal s’y est mis et ma jambe part en lambeaux.

— Il faudrait écorcher les peaux viles pour sauver le reste ! dit le comte de Beaufort avec indifférence.

— Écorcher est un art, monseigneur ! répondit Bertrand en regardant son maître droit dans les yeux.

— C’est aussi mon avis ! rétorqua Beaufort sans baisser les siens.

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